Je n’ai jamais eu peur dans les affaires. C’est ce qui a été mon moteur», raconte Fawaz Gruosi. A 64 ans, cet Italien d’origine libanaise, installé à Genève, est toujours directeur artistique de la marque de joaillerie qu’il a fondée en 1993, De Grisogono. Après avoir managé Harry Winston et Bulgari, il s’était retrouvé sans travail. «Je n’avais pas non plus d’argent. J’ai emprunté de quoi louer une boutique dans le centre de Genève et j’ai fait ce que je savais faire : de la création et du négoce de joaillerie.» Mais comment percer, quand le marché est déjà occupé par des marques comme Cartier, Harry Winston, Repossi ou Graff ? Gruosi a la solution : faire mieux et plus luxueux. Il y a une clientèle pour l’ultraluxe, estime-t-il.

Main basse sur le diamant noir

Il songe alors à ce qu’aucun des joailliers de la Place (Vendôme) n’a encore tenté : valoriser les pierres traditionnellement méprisées. Il fait main basse sur le diamant noir puis sur le diamant lacté, et donne à ses gemmes une valeur unique. «Le secret, c’est le façonnage de l’or et le mélange des couleurs de pierres. Il ne faut pas avoir peur de trop en faire. La clientèle qui vient pour une bague ou une paire de pendants d’oreilles à plusieurs centaines de milliers d’euros est déjà détentrice de belles pièces, elle sait distinguer l’exceptionnel.»

C’est cela que De Grisogono propose à des multimillionnaires ou des milliardaires du monde entier, avec une inclination certaine pour les nouvelles fortunes russes, orientales ou issues de la Net économie et de la finance. Le joaillier ne cherche pas à attirer les amateurs de la joaillerie classique, type Cartier ou Van Cleef & Arpels, jugés trop conservateurs. Non, ce sont des hommes et des femmes en quête d’exception qu’il veut séduire. Et qu’il sait soigner lorsqu’ils deviennent ses clients. Fêtes à Porto Cervo, en Sardaigne, à Cannes, lors du Festival, où vedettes et mannequins se battent pour porter ses créations. Sur le tapis rouge, la star, c’est le bijou.

 

© De Grisogono 

Pour Fawaz Gruosi, c’est le détail et la minutie apportée à chaque bijou qui distinguent un grand joaillier.

Des bijoux à 16 millions d’euros

Le joaillier a quitté l’échoppe du centre de Genève et installé ses bureaux et ses ateliers à Plan-les-Ouates, toujours dans le canton de Genève, où ses voisins ne sont autres que Patek Philippe, Piaget, Rolex, Harry Winston ou Vacheron Constantin… Pas de problèmes de voisinage, même si l’homme est perçu comme un iconoclaste. Dans le quartier et plus largement dans le monde du bijou.

Audacieux, Fawaz Gruosi fut le premier à proposer une montre de haute joaillerie connectée, réalisée avec Samsung à l’occasion du lancement du Galaxy S7. Surprise des voisins quand les ingénieurs coréens sont venus procéder à des tests de connectivité. Dans cet univers griffé de classicisme, le fondateur de De Grisogono dérange. L’homme sait s’adapter aux désirs les plus excentriques de ses clients, avec des pièces dont les prix varient de 2.500 euros à plus de 16 millions d’euros – le panier moyen approchant de 15.000 euros. Outre la ou les pierres précieuses ou semi-précieuses, c’est le travail de l’homme qui fait le prix d’un bijou. Et la taille de celui-ci aussi.

 

© De Grisogono

 

Sertissage de rubis sur une bague, maintenue sur un bloc de cire. Le sertissage est un métier à part entière de la joaillerie.

L’ultraluxe s’accommode bien des grands formats, puisqu’il n’est pas grossier. Une bague peut peser 15 ou 20 grammes, elle sera ciselée, gravée et sertie par des artisans d’art genevois. Et, ici, chaque pièce est unique. Tout au plus, une parure en diamants et rubis peut avoir une petite sœur, mais celle-ci sera en diamants et émeraudes, ou en diamants et saphirs. Cela pour deux raisons. «La première est que nos clients n’aiment pas que d’autres puissent s’offrir la même pièce.» La seconde est nettement plus pratique : il est difficile de trouver des gemmes d’une taille ou d’une qualité suffisante pour produire deux bijoux identiques. Si les prix des pierres brutes s’envolent, ceux des pierres taillées sont stratosphériques. Et la clientèle «tique» parfois. L’été dernier, une habituée de la maison lorgnait sur une bague à 4 millions. Le diamant (de plusieurs dizaines de carats) justifiait le prix, mais était trop cher. Avec quelques carats en moins, la dame a pu s’offrir un modèle similaire pour (seulement) 1 million !

Un caillou de 813 carats !

Si, au début de son existence, De Grisogono s’est fait connaître avec le diamant noir pour se distinguer de ses concurrents, la marque se singularise aujourd’hui par l’acquisition de diamants toujours plus gros, toujours plus extraordinaires. «Ils correspondent à notre image. Nous avons la clientèle qui les veut et pour qui le diamant reste un investissement extrêmement sûr.» Ainsi, en juillet dernier, il crée l’événement dans le monde feutré mais très compétitif de la joaillerie. Il dévoile sa dernière acquisition : le 404. Il ne s’agit pas d’une Peugeot de collection mais du plus gros diamant jamais trouvé en Angola. Son poids exact : 404,2 carats. Son prix : 16 millions de dollars (monnaie d’usage dans le négoce des gemmes).

Avec une telle pierre, Fawaz Gruosi s’est solidement installé dans le monde de la très haute joaillerie, se plaçant au niveau du londonien Graff Diamonds, connu pour l’achat des gemmes les plus importantes, comme le Wittelsbach-Graff (diamant bleu de 31 carats payé 23,5 millions de dollars) ou le Graff Pink (diamant rose de 24,8 carats pour 46 millions de dollars). Une position que De Grisogono a confirmé en septembre. A l’occasion de la Biennale des antiquaires, à Paris, et à la surprise générale, il a dévoilé sa dernière acquisition : The Constellation. Acheté 63 millions de dollars à un négociant de Dubaï, c’est un diamant brut de 813 carats. Quand il aura été taillé, il devrait en rester une pierre d’environ 300 carats et quelques autres plus petites. «Je l’espère», se contente de dire Fawaz Gruosi. Quid du bijou qui en sortira ? «Sans doute une parure. » Laquelle deviendra la plus chère jamais proposée sur le marché.